Georges de Rivas

On peut lire en fin de page le très beau texte de Georges de Rivas :

 Eurydice, Voix du silence et Muse de la poésie orphique.

LA BEAUTÉ EURYDICE, GEORGES DE RIVAS

Editions ALCYONE

Collection : SURYA

L'œuvre de Georges de Rivas aux accents prophétiques est inspirée par une vision orphique où le poème allié à la musique déploie au dessus du néant les ailes d'un lyrisme flamboyant. Ses dernières œuvres « Orphée au rivage d'Evros » et « La Beauté Eurydice «  sont marquées par son attrait pour le mystère  et l'invisible révélés en la lumière de l'âme. Dans le sillage des troubadours et du mythe revisité d'Orphée, cette poésie est traversée et visitation du jardin de l'Amour où est éclose la rose d'une nouvelle parole sur l'Homme et le Cosmos.  Son Essai : «  La Poésie au péril de l'Oubli » - est un hommage à neuf grands poètes levés dans la poussière d'or de la nuit : Hölderlin, Novalis,Hugo Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Saint-John Perse, René Char et  Salah Stétié. (L'Harmattan 2014).
Invité Spécial au Festival international  « Letras en La Mar »à Puerto-Vallarta, (Mexique) il a reçu en 2017 la plus haute distinction :  « El Caracol de Plata ». Pour le Bicentenaire de Leconte de Lisle, il a prononcé à Saint-Denis de la Réunion une Conférence  intitulée : « Leconte de Lisle dans son rapport à Orphée ». Il est l'initiateur du Printemps des Poètes au Château de Solliès-Pont  (Var).



 L'originalité du Poème «  La Beauté Eurydice » réside dans un dialogue permanent  entre Orphée et Eurydice, liés l'un à l'autre comme la parole au silence. Eurydice se révèle comme la source d'eaux-vives d'où jaillit le poème aimanté par sa Présence-Absence. Muse de la poésie orphique, Eurydice sort de son silence et s'adresse à Orphée revenu sur terre depuis l'au-delà où elle séjourne. Comme l'augure l'une des acceptions étymologiques de son nom «  Grande Justice », son apparition ne peut avoir lieu qu'en une fin des temps - l'Apocalypse - qui verrait la transfiguration de l'Histoire ou, dans ce pur instant d'éternité, petite apocalypse et révélation dans la foudre enchantée du poème.
Souffle éthéré du silence d'où naît la poésie, la Beauté Eurydice s'accorde à la parole de René Char : « il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot, mais il le prononce à voix si basse que nul ne l'entend jamais ». «  Poésie, la vie future à l'intérieur de l'Homme requalifié ».

 

N.B. Vous pouvez écouter des extraits de La Beauté Eurydice dits par Silvaine Arabo (en bas de page).


TEXTES

ORPHÉE

Je reviens vers toi, Eurydice dans ma lumière de fils d'Apollon
L'Or de ma nuit stellaire pollinique posé sur la paume de ton cœur !
Être à part, abîme et cime de l'Être  tu m' es apparue à cette fenêtre
sous ta parure de gaze immaculée, Beauté du lotus neigé par l' Ether
et je cours vers toi fleur du ciel, femme en dormaison ô Nue apparue
sous mes paupières de mendiant agenouillé qui au seuil de ta maison
écoute aux marches de ton silence ta voix d'or et sa sublime oraison !

Telle l'âme en son essence de ciel infuse au berceau des astres
ton regard de lys embaume les closeries de la mémoire
Tu es la Femme essentielle qui passe sous cette arche muette
où dorment les oiseaux et les anges aux rêves tressés d'espoir
Et torche levée sur cette nuit où repose un linceul d'oubli tissé  
par les Moires, tu es devenue cette longue flamme qui éclaire
la nuit de l'âme derrière la nuée où veille l'Amour en Gloire !
Tu passes Femme-étincelle à une ancre céleste amarrée
et déploie ton corps dans des essences de lavande violine
qui montent aux narines du tréfonds d'ondes ultramarines
où vibrent les violons de l'âme saisie à leur haute pâmoison
Tu vis au pays d'outre-lumière où tu te vêts de songe sidéral
et te meus, comète muette, fille de l'ellipse et du rêve nivéal
Rosée de neige ô mon amour, ouvre ton aile en l'arche de Noé !

Ô nymphe des Eaux, Bois et Forêts, reviens pour réenchanter
la nuit constellée de ton Orphée comme jadis vivante ton âme,
conque de silence, inspira le chantre fidèle à ta voix céleste !
Or sur le linceul que les dieux jaloux posèrent à notre hymen
la pluie de nos larmes nuptiales descendit avec l'arc-en ciel
où l' hymne du divin Amour porté par les ailes du haut désir
voguait, langue d'un alphabet d'or sur les nacelles de l'Enfance !

Ancive de haute mer et songe d'outre-mer à nos lèvres pensives  
C'était la Lyre qui hélait nos âmes à de pures lames de lumière !
Une ancive divine en haute mer héla nos âmes légères et noblesse
oblige, un pacte d'amour lige scellé sous les arches des cieux
libéra tes lèvres closes, cousues au fil d'or du profond silence
où s'était endormie notre idylle au linceul de soie millénaire !

Or je t ai reconnue, Promesse et Présence de la Poésie
proue du vaisseau de nuit et muse de la terre promise
Ô cœur rayonnant de mon amour sur la fugue des eaux
Soleil de ma nuit et telle l'âme infinie, Espérance-Poésie !

Je t'ai reconnue, Eurydice, vêtue de ta robe diaphane
qui retrouve tes lèvres de rubis et d'aube empourprée
Comme l'enfance prodigue entend l'angélus des prés
Dans les trilles d'un oiseau accordé à un Agnus Dei
Je t'ai reconnue, plus vive que la Diane des nuées
comme la pomme de tes joues tel un feu de Poméranie
illuminait l'éther ardent du poème aux yeux du dieu Agni !

Je t'ai reconnue, présence et promesse d'altière poésie
en cette mer pourpre où frénésie ourlée de hautes lames
L'Amour versa ce vin d'or pour sceller l'union de nos âmes
comme son vaisseau voguait au gré d'une sainte fantaisie !
Et d'une amphore où rêvait à fond de cale ce pur diadème
dont tu fus parée, reine du ciel de cristal et grâce du poème
tu arbores, amour à toute rive la couronne à la lumière d'or

Georges de Rivas
Extrait de La Beauté Eurydice, sept chants pour le retour d'Eurydice
Chant II : Arche de la Lumière-Amour
© Editions alcyone
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  EURYDICE

J'ai vu, près de la mort au regard irisé de marbre et aux pupilles d'albâtre,  la splendeur d'une lumière épousant le fleuve de la Voie lactée constellé d'un cortège d'âmes qui voguaient sur les violons du vent solaire
Et leurs cordes vibraient au souffle du zéphyr grée d'un air léger et pur jusqu'à nos paupières closes et notre ouïe enneigée !

Or la mort livide comme le sang où infuse le curare contemplait muette le passage rituel de berceaux sidéraux où exultait le rire angélique d'enfant tels les rayons du nouveau soleil levant
La mort aux orbites vides trouées d'abîmes où couvait la braise d'un feu ancien regardait, comme saisie d'hypnose, l'Espérance du monde voguer vers la terre en ces enfants vêtus de leur tunique d'or, leur unique corps de lumière !

Orphée

Ô souviens-toi de ces cœurs aimants prêtant serment au seuil du firmament où ocellait, don de l'amour à la beauté, un arc en ciel de plumes de paon
Et n'ai-je pas assez vécu l'attente de ton retour vers la terre, errant depuis des éons dans ces ténèbres voilées de blanc où des anges enfilaient à nos doigts ces gants de neige très pure où jamais ne court à pâmoison le feu de la passion ?

Georges de Rivas, extrait de La beauté Eurydice, sept chants pour le retour d'Eurydice

Chant III  : J'ai vu la mort aux yeux de marbre de Carrare
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La beauté Eurydice

Sept chants pour le retour d'Eurydice

de Georges de Rivas

19,00€ + forfait port et emballage : 4,00€

 

Note de lecture sur La beauté Eurydice de Georges de Rivas

 par Claude Luezior

En ces heures laïques de mercantilisme et d'esprit pragmatique, aveuglé par les drames quotidiens sur nos écrans, l'on peut avoir quelque inquiétude face à l'art lyrique, qu'il occupe la scène ou qu'il s'inscrive en poésie. Certains argumenteront que ces flamboyances font partie d'un art musical sauvé par des costumes et des présentations grandiloquentes ou par des oraisons désuètes, lesquelles sont caractérisées par une surabondance d'adjectifs, de mots rares, d'allusions à des panthéons qui provoquent une manière de rejet chez nos contemporains.

Et pourtant.

Le lecteur est-il ici coupable quand il empoigne un dictionnaire pour se remémorer la définition de cathurnes (p. 21), d'éons (p.22), d'athanor (p.35), d'onciale (p.76)ou de sigillée (p.82) ? Bien entendu, le mythe ici ciselé mérite rafraîchissement : Orphée, musicien et poète de la mythologie grecque, descend aux Enfers pour ramener son épouse Eurydice dans le monde des vivants... Cet effort de mémoire sera également exercé pour Cassandre (p. 20), les rives d'Eunoé et les Reines de Méroë (p 68), Aède et Védas (p. 55),  ou encore Ordalie (p.76)...

Montée sur l'Olympe de feu nos études classiques : pourquoi pas ? Bien que le plaisir réside ici dans le lyrisme même de l'ouvrage.

Ce livre est avant tout une ode de longue haleine, une prose poétique tout à la fois dense et forte. On relèvera de très beaux paragraphes :

L'équinoxe au partage de l'ombre et de la lumière se mit à chanter un air tragique, comme si Ulysse après ses nuits de liesse avait bu jusqu'à la lie le calice de vin que la mer versa à ses délices ! (p.31)

Ou encore, dans la bouche d'Eurydice :

Oh chante les mystères de l'Amour à tes lèvres de troubadour et révèle le génie singulier de l'âme sauvée des sables mouvants aux désirs séculiers (p.76)...

On lira, à ce propos, l'étude très fine de Julie Dekens, à partir de Virgile et d'Ovide, jusqu'à Cocteau et Henri Bosco  (https://journals.openedition.org/trans/) : La tradition place Eurydice aux Enfers, un lieu duquel elle ne peut remonter, malgré les efforts de son époux. Ce personnage appartient à ce royaume du silence et de ténèbres, sans pouvoir y échapper. Pourtant, à partir du vingtième siècle, les représentations d'Eurydice se transforment en profondeur, que ce soit pour accompagner le féminisme montant ou pour valoriser un personnage longtemps considéré comme secondaire (...) En poésie, de nombreuses réécritures la passent même sous silence. Au contraire,Georges de Rivas, en poète, lui donne de l'épaisseur et de l'humanité. Celle-ci prend corps, prend langue, tout au long de dialogues intenses, toutefois sans tropisme pour l'ombre des profondeurs. Elle demeure l'amoureuse inconditionnelle de la tradition grecque :

Au royaume du brasier ardent, les amants

Vêtus d'étincelance et seule tunique d'or

S'endorment parmi les songes où se parlent

Voiliers des nuées, les vivants et les morts (p.82)

Au prix d'une fascination, à la fois pour ce mythe et pour une écriture hors du temps, nous avons donc redécouvert, grâce à cet auteur lyrique et atypique, un monde enfoui où les dieux (et sans doute, les êtres humains) partagent en brûlante oraison leurs désirs cosmiques.

Claude LUEZIOR

 

  Eurydice, Voix du silence et Muse de la poésie orphique

par Georges de Rivas
          
Du Printemps des Poètes au Château de Solliès-Pont 

à la réception du Prix Orphée-Eurydice

                 à la Bibliothèque du Patrimoine Dijon - 29 juin 2019
                             
               
Je veux ici exprimer ma réflexion esquissée au cours du Printemps des poètes lors de la Table-ronde que j'ai organisée au Château de Solliès-Pont- le 24 mars 2019 - sur le thème : « Eurydice ou la Voix du silence » .Cette vision de la poésie orphique a été exposée lors de la Conférence que j'ai donnée à l'occasion de la Réception du Prix Orphée-Eurydice – décerné  par Bibliotheca universalis à mon œuvre « La Beauté-Eurydice »  à la Bibliothèque du Patrimoine à Dijon, le 29 Juin 2019.

Cet article fait ainsi écho à ma dernière œuvre poétique parue aux éditions Alcyone ( Mars 2019 ) sous le titre «  La Beauté Eurydice ».

Alcyone est la plus importante des sept étoiles – les Pléiades- Elle signifie la paix et n'est pas sans lien avec la vocation d'Orphée, chantre du sublime amour, de l'harmonie et de la beauté qui par la grâce de son chant finira par charmer non seulement les Furies mais aussi le maître des Enfers Hadès et son épouse Perséphone.

«  La Beauté Eurydice » puise à la même source d'inspiration que mes œuvres précédentes :  « Orphée au rivage d'Evros »  publiée aux éditions du Petit Véhicule en 2017 et Orphée, Zéphyr en Azur publiée  aux éditions Bibliotheca Universalis en 2018.

Quelle magie pouvait incarner ce chant mythique du Prince de la dynastie des poètes qui s'en alla jusqu'en enfer pour ramener son épouse Eurydice à la lumière du séjour terrestre ?
Le Grec antique pour qui la mort était une hantise adhérait à cette vision du poète porté par le souffle de l'inspiration orphique : il vénérait les grands poètes nimbés du sceau cratylique, ceux qui accordaient leur souffle à la beauté d'une langue portée par les ailes d'un ample rythme périodique.  Revisitation de la légende d'Orphée,« La Beauté Eurydice » s'inscrit dans cette filiation littéraire, mythique et spirituelle .

Son originalité réside en un dialogue permanent entre Orphée et Eurydice, liés l'un à l'autre comme la parole au silence. Sa beauté est inspirée par une vision orphique du monde, le souffle retrouvé d'une langue où la poésie et la musique, renouant leur alliance originelle déploient au-dessus du néant les ailes d'un lyrisme flamboyant. Nimbé du sceau céleste du Logos, Orphée vibre à l'appel d'Eurydice endormie dans les limbes du silence primordial .
Frémissement de la lyre sous cette onde sacrée où se dévoile le secret du monde et coule la veine musicale du poème dans toute son ampleur imaginative et sa profondeur harmonique.     

Eurydice se révèle ici comme la source d'eaux-vives d'où jaillit le poème aimanté par sa Présence-Absence . Le silence d'Eurydice est le philtre d'amour qui opère la magie enchanteresse d'Orphée. Ce chant est puisé à même l'essence du Logos, poème orphique en résonance avec le Verbe, l'Origine.
Et peut-être Eurydice, haute voix du silence qui prend la parole, faisant écho au poème de Leconte de Lisle intitulé Khîron, a-t-elle voulu nous révéler ici,  mystère demeuré mystère, «  Le chant qui n'étant plus est toujours entendu » ?   
Eurydice est à la fois l'Ecoute et la Voix du silence murmurant à l'oreille d'Orphée qui égrène la plainte de son chant sur le rosaire de son absence. La quête d'Orphée et l'élévation de son chant naissent de l'aiguillon de sa part divine, éternelle, l'ange invisible de l'amour,   qui l'attend, ferveur de l'espérance invincible, par delà les brumes fongibles du néant …
Orphée et Eurydice ne forment qu'une seule et même entité, comme s'ils étaient animés depuis l'éternité par le souffle de l'Androgyne Primordial. Comme le Logos et le silence, ils baignent dans une seule et même substance d'amour. Et Eurydice précède Orphée comme l'Ecoute, la parole… Visage de la lumière divine descendue dans les ténèbres de l'Enfer,  elle attend la délivrance du chant d'amour inouï aux lèvres d' Orphée, voix-lyre aux lèvres d'or !
Matrice féconde, insondable mystère, elle est telle l'Alma Mater, la source inépuisable de son vers : l'origine de sa quête et de son chant tissé de désespérance et d'espérance. Elle est la primordiale voix du silence d'où émane le verbe des mondes.
Réverbération de la musique des sphères où vibra la lumière incréée, elle est la muse inspiratrice , le souffle de la nuit antérieure qui résonne dans l'ouïe intérieure du poète, l'oreille du cœur par laquelle Beethoven, dans le silence de sa surdité percevait les émotions du grand opéra de l'univers..

Et n'est-il pas avéré que l'Opéra est né avec l'Eurydice de Giulio Cassini et Jacopo Peri en 1600, précédant l'Orfeo de Monteverdi en 1607 ? En cette épopée du silence et de la parole, c'est bien Eurydice qui précède Orphée, car au royaume de poésie, il n'est pas de grands devanciers qui n'aient atteint les premiers le fond de l' abîme : ici les Enfers pour Eurydice !
Ainsi l'aphorisme de René Char qui révèle métaphoriquement  la nature du rapport d'Orphée à Eurydice prend-il ici tout son sens : «La lumière a un âge, la nuit n'en a pas » !

Quant à l’œuvre  évoquée « la Beauté  Eurydice », il s'agit à la fois du livre de la présence-absence et de la lumière-amour dont est tissée la parole orphique : oraculaire, prophétique !
Evocation de l'éternel amour, Poème où Muse de la poésie orphique, Eurydice sort de son silence et parle à Orphée revenu sur terre, depuis l'au-delà où elle séjourne encore Or comme l'augure l'une de ses acceptions étymologiques : «  Grande Justice », son apparition ne peut avoir lieu qu'en une fin des temps - Apocalypse qui verrait la transfiguration de l'Histoire ou bien en ce pur instant d'éternité – petite apocalypse et révélation de la beauté dans la foudre enchantée du poème.
Souffle éthéré du silence d'où jaillit la poésie, La Beauté Eurydice s'accorde à la parole de René Char : «  Il semble que ce soit le ciel qui ait le dernier mot, mais il le prononce à voix si basse que nul ne l'entend jamais » .  
La voix qui murmure derrière le mur d'éther silencieux où l'ont recluse les dieux, c'est la voix de la Muse de la poésie orphique, la voix d'Eurydice ressuscitée, « Grande Justice »   ou  « Justice au loin » promesse réapparue derrière les closeries du plus haut silence !

Eurydice est la voix du silence, muse et ange tutélaire d'Orphée.« Ange, ce qui tient en nous à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence » écrit  encore René Char.
Elle est la  muse de la poésie orphique, miroir où se reflète l'Âme du monde, la pure source d'inspiration et la voix subliminale de ce « chant qui n'étant plus est toujours entendu »
Par Elle,  la lumière de la parole est réverbérée en l' âme d'Orphée : Lumière de la parole dont la substance est l'Amour, Lumière-Amour du Logos d'avant la lumière sensible, vibration du Verbe dans le cristal du silence primordial.         
Et au jardin de son silence imprégné d'une pure substance d'amour, est à jamais éclose la rose d'une nouvelle parole sur l'Homme et le cosmos, née des noces de l' Eros et du Logos !
                                                                                  

II - La Quête d'une Langue du Paradis : du Mystère à la Présence du Logos

Orphée et Eurydice forment avec Dante, seule figure ici de poète dont l'existence est attestée - tout comme celle de sa muse inspiratrice Béatrice - un quatuor à cordes angéliques dont les fibres de l'âme résonnent de la traversée des Cieux et des Enfers.
Orphée et Eurydice, figures mythiques du ciel pré-chrétien, nées en Grèce antique, vivent leur chemin initiatique comme descente aux Enfers, catabase à laquelle répond l'Anabase, ascension finale de Dante Aligheri guidé par Virgile et Béatrice au livre III vers le Paradis.  
Or le mythe d'Orphée comme la Divine Comédie sont animés par la quête d'une langue du Paradis, voyage au cœur de l'indicible, élévation et aimantation de l'âme vers la lumière divine, la Rose blanche de l'éternel-inaccessible amour.

Orphée comme Dante figures géniales de l'incarnation de la poésie orphique vivent le deuil irréparable et la quête de cet impossible amour. Seule une langue divine, un chant de l'Origine s'avèrent capables de délivrer cette parole magique, enchanteresse où les dieux et les hommes conversaient dans le Paradis . Au Chant 23 de la Divine Comédie Dante l'exprime avec lucidité . « et à la lumière vive transparaissait / la substance brillante, si claire / dans mon regard qu'il ne pouvait la soutenir. »
Et elle (Béatrice) me dit : «  Ce qui t'abat/ est une force à quoi rien ne résiste./ Là est la sagesse et la puissance/ qui ouvrit la voie entre ciel et terre,/ dont jadis le monde eut un si long désir. »

Dante nous dit : «  ainsi mon esprit dans ce banquet / devenu plus grand, sortit de soi-même/ et ne sait plus se souvenir de ce qu'il fit.
..Si à présent résonnaient toutes les langues / que Polymnie fit avec ses sœurs / les plus nourries de leur lait si doux / pour me secourir / On n'atteindrait pas au millième du vrai, en chantant le saint rire, / et comme la sainte lumière le rendait pur ; / ainsi en décrivant le paradis/ le poème sacré doit faire un saut,/ comme celui qui trouve la voie interrompue. » (Le Paradis 
, Gallimard, p. 219) .

Au seuil de cette parole impossible,  parole du plus haut silence se sont heurtés tous les grands poètes, « marche forcée dans l'indicible » pour René  Char et Rimbaud s'écriant : « Je n'ai que des mots païens » ne pouvant révéler son expérience intérieure au seuil d'une vision supra-sensible.  
« Les mots manquent »
écrit encore Hölderlin qui se consume dans le feu de son intuition ayant perçu le Logos comme l'origine de toutes choses !                                                                                                                                       
René Char a saisi l'essence de ce mystère, l'identité narrative du Logos devenu langage, qui se déploie et se connaît lui-même dans le poème !

 Sur un ton prophétique il dit la venue imminente du poème et sa vocation éminente : «  Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux ».

Dante a aussi éprouvé cette impuissance à évoquer par son verbe cette splendeur de la Beauté que la poésie a vocation à dévoiler :
« Il me sembla que son visage flamboyait, / et elle avait les yeux si pleins de joie / qu'il me faut passer outre sans en parler (Le Paradis
p.217 Ed Gallimard)
Aussi devrions- nous nous tourner vers les fragments d'Héraclite :
 « A l'âme appartient le Logos qui grandit par lui-même ».
Et Héraclite précise ainsi sa vision « Car le Logos est le bien de l'âme et prend en elle de la force »

Puissance du commencement est le mystère d'Amour , substance divine où s'origine le Verbe, la lumière de la parole poétique ! Présence en l''âme humaine du Logos à jamais liés l'un à l'autre !  L'âme humaine où brûle et s'embrase l'étincelle du Logos originel et éternel !
Ainsi lorsque retentit le dernier écho du Verbe, le Logos fait-il une place dans l'âme pour un monde nouveau, la vibration d'une voix capable d'engendrer un commencement.  

Ce principe c'est le Logos se saisissant lui-même  et Eurydice en est la muse inspiratrice , le médium de la Lumière-nature, l'esprit des eaux, bois et forêts reflétés dans l'âme d'Orphée!Sa descente aux enfers sous la morsure du Serpent est celle de toute la Nature et de l'âme vivante ; Aussi son enfer est-il devenu aujourd'hui la brûlure des forêts qui se consument !
En ce sens elle est aussi le reflet d'Isis et de la Sophia dont le monde moderne a perdu mémoire ; Divine sagesse crucifiée sur l'autel du matérialisme et du consumérisme, elle  est l'écoute et le silence, l'absence où s'aimante l'origine de la parole :  Semaison et moisson de sons inouïs qui s'élèvent et fulgurent dans la nuit de l'âme poétique du monde !

Le regard de l'âme revient à l'origine et contemple le Logos dans son principe . La lumière de la parole résulte de ce commencement primordial. Et cette lumière de la parole qui apparaît et résonne dans la poésie émane de l'Origine, du son silencieux sans cesse renoué, de ce grain de la lumière incréée et ensemencée dans le cœur d'Orphée par Eurydice son immortelle Bien-Aimée : de ce rosaire de pur silence où s'égrène le chant de sa numineuse présence portée par le voilier de foudre d'une nuit antérieure où fulgure la parole orphique !

Ainsi la parole muette d'Eurydice s'est-elle éployée dans la voix d'Orphée quand sous la douleur de l'Absence, la voix du poète transmuée a ému le dieu des Enfers et le chœur des nuées enchanté par le timbre éthéré qui l'inspirait. Car Eurydice est aussi cette lumière invisible dont la primordiale et unique substance est l'Amour , don initial de la Création !
C'est  bien là l'essence de la vision de Novalis  : « L'amour est le commencement et la fin de l'histoire du monde, l'amen de l'univers ».

Mémoire cosmique prénatale, Muse du premier ciel où à l'orée de la création tous les règnes à l'état germinal s'interpénétraient, elle est lumière divine manifestée, «  étincelle d'or de la lumière-nature » révélée par le génie poétique de Rimbaud : Image de la divine Sophia !
Il ne s'agit pas de la précieuse et vitale lumière du jour, la lumière visible saisissable par les sens, en premier lieu par le sens de la vue, mais bien de la lumière numineuse de l'Origine. Il s'agit de la lumière de l'âme perçue par l'ouïe intérieure où se reflète l'âme du monde : Lumière invisible d'Eurydice qui aimante les pas d'Orphée en quête de son unité originelle, elle est l'Aletheia de l'amour divin par delà le monde sensible, l'aura de cette lumière éthérée que les  poètes et maîtres  platoniciens de l'Ecole de Chartres nommaient Dame Nature.
Et cette lumière d'or qui auréole l'âme du poète est réverbération du Verbe des origines, émanation d'une pure résonance du Logos en l'âme du poète !
                                                                                                                         
Ecoutons la voix de Victor Hugo nous en délivrer le secret dans ce poème extrait du recueil  «  Les Feuilles d'automne » :       
« C'est que l'amour, la tombe, et la gloire et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,         
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix que le dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un immense écho sonore ».

Victor Hugo au cœur de cet immense écho sonore, est l'image des poètes qui parlent la langue des échos, poètes échophones vibrant en ce pays de poésie que nous pouvons appeler Echophonie  ou Echophanie car autour de cet écho sonore est modelée l'image poétique !
 Et Victor Hugo nous précise sa vision : «  Car le mot, qu'on le sache est un être vivant, c'est le Verbe et le Verbe c'est Dieu ».

Le poète dans sa nuit d'exilé porte en lui le souvenir de sa patrie spirituelle. il perçoit l'écho  d'un son qui va l'éveiller à sainte réminiscence et le mettre en résonance avec cette vibration de la parole des origines qui se révèle à la fois comme échophonie et écophanie !
Car sur l'autel nuptial du silence et de l'éclair poétique, du son et de l'image lequel se voit investi de la préséance dans la fulguration du poème ?
Chez les poètes orphiques, comme l'atteste Victor Hugo, c'est cette expérience de l'immense écho sonore qui impose sa prééminence ! C'est dire que l'apparition de l'image, du poème écrit, rendu visible, procède de cette résonance du Verbe, cette réverbération échophonique .

René Char dévoile un pan de ce mystère poétique par ces paroles : «  Il faut que les mots soient pourvus de cet écho antérieur qui fait occuper au poème toute sa place, sans se soucier de ce réel dont il est la roue disponible et traversière ». Il s'agit bien bien là de l'expérience «  d'un son levé avant nous ».
Les mots sont investis d'une connaissance et d'une puissance de révélation ! Ils portent une charge affective-émotionnelle de pure essence cosmique.  René Char évoque son expérience en ces termes : «  Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux " .

Parole tissée d'amour, le poème orphique se révèle comme l'accord renoué entre poésie et musique, telle qu'imaginée en l' Origine qui est le Verbe. En cette ouïe intérieure où vibre la lumière du ciel de cristal, résonne alors - écho d'une parole inouïe-  la musique des sphères !                                                     
Poésie et Musique sont en vérité unies comme le dit Borgès dans son Essai sur la Poésie : « Nous avons mentionné le fait que dans la musique on ne saurait dissocier la forme et la substance et que c'est en fait  la même  chose. Il y a lieu de penser que dans une certaine mesure le même phénomène se produit en poésie »
Pour Jorge Luis Borgès, les mots furent au commencement des métaphores, échos de la nuit antérieure,  des sonorités cosmiques originelles devenues images dans le langage de Poésie.
Cette imagination poétique irriguait la vie des peuples de tradition orale, tels ceux du Nord de l'Europe, précise encore Borgès
« Quand ils entendaient le mot Thunor, ils entendaient à la fois le sourd grondement dans le ciel , voyaient l'éclair et pensaient au dieu. Les mots étaient chargés d'un pouvoir magique »
Gaston Bachelard déplore quant à lui la perte de la parole vivante : « En lisant les mots, nous les voyons, nous ne les entendons plus »

Ainsi devons-nous faire retour au sens originel de la Parole qui est le sens du mystère, du Moi humain, du Moi d'autrui et de l'Univers.  Le Verbe, chant de l'éternelle Origine est avant l'écrit et Orphée est le poète inspiré par l' Ether, le chantre de la Beauté conçue dans l'existence prénatale . Beauté nimbée du sceau spirituel apparue sous le signe de l'irréel, sa lyre vibre bien réelle au cœur de l Aède en qui résonnent les grandes émotions de l'Univers .
Présence du Logos, lumière-amour du chant, magie de la poésie qui enchanta les Furies de l'Enfer, le poète orphique est traversé par la réminiscence de la parole originelle où le poème surgit comme événement intérieur, pure résonance au mystère du Verbe . Poésie et Musique recouvrent ainsi leur pur accord nuptial originel, tel qu' évoqué par Borgès.
L'avènement de la Voix se révèle alors et se déploie par la grâce d'images euphoniques, où le poète retrouve sa vocation à participer, entre accords assonancés et résonances allitérées à l'épopée lyrique de la langue,  à l'image de la voix-lyre d'Orphée .
Car l'âme musicienne d'Orphée, fils d'Apollon, vibre à un chant qui procède de son propre corps. Et ce corps est une lyre vivante qui trouve sa plus sublime expression dans la Voix !

Le poète-musicien, fils de la muse Calliope «  à la belle voix », Orphée tirant de sa harpe ses divins accords sait que sur l'autel nuptial du son et l'image, c'est de la réverbération du son, de la musique des sonorités que procèdent grâce et harmonie, et toute la beauté immanentée du poème en sa chaîne infinie d'images euphoniques…. «  Par la grâce d'un langage où se transmet le mouvement même de l'être »  selon  la belle expression de Saint-John Perse .

Comment ne pas espérer en cette vision du poème orphique qui est visitation du Logos, le retour du poète Orphée dont la lyre endormît Charon, le veilleur au bord du Styx, subjugua Cerbère, le chien à trois têtes gardien des Enfers et les Furies enchantées par les sons de sa lyre, la beauté hypnotique de sa voix qui firent taire leurs cris ?
Il incarne l' Espérance-Poésie au cœur tourmenté de l' Homme assiégé par les puissances du mal ..Et il garde la flamme de l'amour originel qui demeura cachée à Prométhée, héros qui au nom de la liberté s'empara du feu divin . Orphée, chantre de l'amour éternel sait ce que Tolstoi affirmera : «  Ce n'est pas la beauté qui fait l'amour, c'est l'amour qui fait la beauté «

Ainsi Orphée est-il l'espérance invincible de l'âme aux sources du temps et sa harpe divine berce sous les arches de l'éternité le grand dessein de la beauté qui sauvera le monde .                                             
Ainsi est-t-il, au-delà des mots, le chantre de la dynastie des sons éclos au sein de ce cosmos originel où apparût le Logos essaimant ses déclinaisons harmoniques d'éternité en éternité dans le mystère de l'unité consubstantielle de la musique et de la poésie !
Ainsi est-t-il à jamais traversé par le grand souffle de l'amour où vibre sa voix-lyre qui aimante le vaisseau-terre chargé d'histoire sur l'océan du devenir.
Et son cœur qui palpite à l'unisson des émotions de l'univers et des passions humaines est la demeure de l'âme du monde où résonne l'écho de la nuit antérieure et se propage son cortège de chants inouïs apparus pour apaiser les tourments des Furies qui dévastent l'Histoire !

Dans son livre « Les Dieux antiques » paru en 1880, Max Muller trouve que le nom d'Orphée découle de l'indien Ribhu et Mallarmé s'en fait l'écho : « Ribhu paraît avoir été donnée, à une époque très primitive, au soleil. On l'applique dans les Védas à de nombreuses déités. « Le sens primitif d'Orphée » semble avoir marqué l' énergie et le pouvoir créateur. » (Mallarmé, O.C, p.1240)
Voilà qui nous ramène à l'essence de la vision orphique du monde qui voudrait que l'univers apparu dans ses formes visibles ne soit que la cristallisation de vibrations émanées du Verbe originel.De sorte que toute forme terrestre serait une vibration, une onde musicale comme ensorcelée dans la Matière. C'est là l'idée de Maya avancée par la tradition hindoue pour désigner le monde visible-sensible moins dans le sens d'une illusion que dans celui d'une réalité phénoménale née de l'impulsion originelle du Verbe. Maya comme réification de l'onde vibratoire émanée de la «  musique des sphères » Infinie  métamorphose des formes du Logos parues sous l'arche sonore originelle. Figures de Shiva dansant accordées à la vision hindoue disant  que « L'Absolu coule dans la forme et la forme retourne à l'Absolu ».                                                                

Nomen, noumen, coalescence du son et du sens, présences invisibles perçues par un sublime témoin auditif, Orphée portant l'incantation de cette musique inouïe prenant naissance dans le sens de l'ouïe ! Orphée qui est bien cette voix-lyre descendue des hauteurs suprasensibles de l'univers pour réenchanter le cœur de l'homme et toutes choses sur la terre.  

Et c'est là sans doute le message des Védas. Les textes védiques évoquent la notion de « Shruti » mot qui signifie en Sanskrit le fait d'entendre. Et c'est le nom qui fut donné à la Révélation par les sages, les sept Rishis de l'Inde védique. D'où le sens de texte entendu ou texte révélé. Car il s'agit bien d'une connaissance intuitive, d'une audition intérieure !
Shruti est un mot composé signifiant à la fois oreille, audition et connaissance révélée. Texte-Parole saisi par illumination du cœur, par l'ouïe intérieure, par l'oreille du cœur !
Illumination d'Orphée, auto-révélation du poète dans ce chant inspiré par sa muse, Eurydice, qui est le don suprême de l'écoute, la clairaudience de l'âme de pure nature suprasensible.

                                                            
      III                             

                                     Orphée sous le regard de Leconte de Lisle

Or c'est là le message essentiel transmis par le poème de Leconte de L'Isle intitulé Khirôn où Orphée rend visite au Centaure qui s'apprête à quitter le séjour terrestre  et adresse ainsi ses éloges à Orphée

«  Ainsi divin Orphée, ô chanteur inspiré,
Tu déroules ton cœur sur un mode sacré.
Comme un écroulement de foudres rugissantes,
La colère descend de tes lèvres puissantes ;
Puis le calme succède à l'orage du ciel ;                             
Un chant majestueux qu'on dirait éternel
Enveloppe la lyre entre tes bras vibrante ;
Et l'oreille attachée à cette âme mourante,
Poursuit dans un écho décroissant et perdu
Le chant qui n'étant plus est toujours entendu.

Le Péléide écoute, et la lyre est muette !
Altéré d'harmonie, il incline la tête :
Sous l'or de ses cheveux, d'une noble rougeur
L'enthousiasme saint brûle son front songeur ;
Une ardente pensée, en son cœur étouffée,
L'oppresse de sanglots ; mais il contemple Orphée        
Et dans un cri sublime il tend ses bras joyeux
Vers cette face auguste et ces splendides yeux                 
Où du céleste éclair que ravit Prométhée
Jaillit, impérissable une flamme restée ;
 
Eurydice est l'ange gardien de cette flamme impérissable jusqu'à la fin des temps. Ainsi porte-t-elle son nom et sa vocation de Grande Justice pour l'accomplissement du grand Dessein de la Terre : l'Amour !
«Et du céleste éclair, jaillit une flamme restée » : après le feu que Prométhée a ravi aux dieux au nom de la liberté, vol qui l'a conduit à une terrible expiation, voici la flamme de la parole tissée d'amour où Orphée allumera la torche sainte du silence issu du sein d'Eurydice. Couple indissociable où la lumière divine écoute son mystère égrené par les cordes de la lyre qu'elle inspire. Car en Orphée demeure cette flamme impérissable et le mystère de la création poétique dont il est dépositaire garde toutes ses chances à réenchanter le monde.  
Et la poésie en son essence n'est-elle une sortie hors du champ étroitement littéraire, cette échappée belle de la parole antérieure à toute écriture ?
N'est-elle pas la vocation originelle d'Orphée, cette voix-lyre capable de subsumer le malheur et de transfigurer le chaos du monde par la beauté du Chant ?

« Comme si le destin eût voulu confier
La flamme où tous vont boire et se vivifier
Au fils de Kalliope, au Chanteur solitaire
Que chérissent les Dieux et qu'honore la Terre. »

La voix-lyre d'Orphée demeure l'espérance du salut du monde, car à l'inverse de Prométhée, le fils de Kalliope est chéri des dieux et honoré par la terre . Orphée apparaît à la fois comme messager des rois et des dieux. Sa puissance enchanteresse est dans sa voix et le Chantre le précise à Khirôn :

« Cinquante rois couverts de brillantes armures
Attendent que ma voix te conduise jusqu'à eux ;
Tous m'ont dit :«  Noble Orphée, aux paroles de miel
De qui la lyre ardente enchante et la terre et le ciel
Va ! Sois de nos désirs le puissant interprète »
 
Tout son être au monde vibre dans sa voix indissociable de son écoute.  Tout n'est-il pas dit dans les vers déjà évoqués :  « Et l'oreille attachée à cette âme mourante poursuit dans un écho le chant qui n'étant plus est toujours entendu ».
C'est bien là l'écho de « l'invincible Nuit de silence chargée » la vaste nuit antérieure perçue par l'ouïe divine, l'oreille du cœur.
Leconte de Lisle dans une ultime résonance à ce mystère du Verbe décrit le départ d' Orphée

«  ce même Etranger que nul n'oublie,
 Et qui marche semblable aux Dieux
Son pas est tourné vers l'Olympe, et d'un pied souverain
 Il foule sans le voir le sentier qui serpente. »

Ainsi Orphée n'use pas de son regard humain pour marcher, c'est son ouïe qui le guide,« son front serein est tourné vers l'Olympe. »                                     
Khirôn accueille Orphée dans son antre et le salue par ces paroles :

« Ta parole, mon hôte, est douce à mon oreille,
Nulle voix à la tienne ici-bas n'est pareille ».
Leconte de Lisle salue  le fils de Kalliope « à la belle voix » à l'instant où le chantre de la Thrace disparaît à la vue du peuple à qui il vient d'adresser  ses dernières paroles :
« Il dit et disparaît. Mais la sublime Voix
Dans le cours de leur vie entendue une fois,           
Ne quitte plus jamais leurs âmes enchaînées ;
Et quand l'âge jaloux a fini leurs années,
Des maux et de l'oubli ce souvenir vainqueur
Fait descendre la paix divine dans leur cœur. »

Ainsi la voix d'Orphée est-elle gravée comme souvenir inoubliable et immarcescible dans les âmes humaines. Immémoriale elle demeure à jamais entendue. Elle est pure harmonie accordée par l'âme du monde aux âmes humaines qui baignent dans sa lumière.
Cette lumière de l'âme chère au poète est le sanctuaire où descend la « paix divine » Car l'âme est  dépositaire du souvenir impérissable de «  la sublime voix entendue une fois ».
Et cette paix est l'aurore de nouveaux liens dans des cœurs unis dans l'amour divin car Orphée a vaincu pour tous le mal et l'oubli !
Elle est l'aurore que Mallarmé voulait voir dans des mots pareils à Euros, comme le mot Eurydice, la muse inspiratrice du soleil orphique, cette aube du jour éternellement nouveau dont les peuples anciens ne savaient pas au crépuscule du soir si elle serait là le lendemain !

Ainsi vit encore  le poète  lui-même cette « flamme restée »de l'Origine en attente du poème où viendra filtrer la lumière de son âme aux persiennes de cette nuit plus ancienne que le jour et les ténèbres de l'Histoire ! Invincible nuit de silence chargé, silence qui pour la première fois, a parlé et chanté, et qu'a entendu  Achille, demi-dieu stupéfait se tenant aux pieds de la voix-lyre d'Orphée, la voix dont Leconte de Lisle dit que «  la lyre est muette ».

Et le Centaure Khirôn dont la sentence de mort a été proférée par les Dieux se tourne encore vers Orphée :
«  Mais Hélios encor, dans le sein de Nérée,
N'entrouvre point des dieux la barrière dorée ;
Tout repose, l'Olympe, et la Terre au sein dur.
Tandis que Séléné s'incline dans l'azur,
Daigne, harmonieux roi qu'Apollon même envie,   
Charmer d'un chant sacré notre oreille ravie,
Tel que le noir Hadès l'entendit autrefois                                        
En rythmes cadencés s'élancer de ta voix,
Quand le triple Gardien du Fleuve aux eaux livides
Referma de plaisir ses trois gueules avides,
Et que des pâles morts la foule suspendit
Dans l'abîme sans fond son tourbillon maudit !

Le Centaure Khirôn est puni par les dieux pour avoir critiqué leur conduite, et il vient de perdre son statut d'Immortel. C'est à Orphée qu'il se confie car le poète incarne à ses yeux l'avènement de l'homme au statut divin. Khirôn veut s'arracher au joug des dieux en proie aux passions fantasques et aux jugements arbitraires. Il s'écrie :
« Mais d'où vient que les Dieux qui ne mourront jamais
Les Rois de l'Infini, les Implacables Maîtres
 En des combats pareils aux luttes des héros,
 De leur éternité troublent le sûr repos ?
Est-il donc par delà leur sphère éblouissante
Une Force impassible, et plus qu'eux tous puissante ?

Khirôn, le sage se confie au prince des poètes : il va payer comme Prométhée le lourd tribut de la liberté et de l'intuition morale du Bien et du Mal. Et s'il se tourne vers Orphée c'est parce qu'il est sûr que « la Beauté sauvera le monde » fût-ce à la fin des temps !
Et c'est ce que suggère comme nous l'avons déjà évoqué le nom de sa nymphe, muse et éternelle épouse Eurydice : Grande Justice ! Celle-ci ne pourrait devenir effective qu'en raison d'une finalité morale et spirituelle, une sorte d'apocalypse ou de fin des temps.

Orphée chantre de la Beauté la porte toute entière dans son être et cela a été perçu par le jeune Achille au bord des sanglots. La lyre était muette et le Péléide l'entendait, comme si elle émanait de la lumière de l'âme du Chantre de la beauté dans le temps et  l'éternité !
Comme si le chant qui venait d'outre-monde rayonnait par la seule présence d'Orphée.  Et c'est dans cet événement intérieur - le poème mythique de Leconte de Lisle- un pur moment d'initiation, un nouveau commencement de l'Histoire de l'âme et de l'Âme monde.

Le poème dit ce recommencement possible du mythe, où l'âme humaine inspirée par l'âme du monde vient à chanter à travers Orphée, présence de la Beauté immatérielle sculptée dans la forme admirable du poème où exulté des sonorités et du rythme de la parole, l'invisible se donne à voir dans le miroir de l'âme. C'est là un grand moment d'initiation où Orphée apparaît comme le vivant principe moral-spirituel de la création, comme le modèle humain divin et le principe de toute civilisation face à toutes les formes de la barbarie.
Ce principe de civilisation a pour nom la Beauté de l'âme et pour  boussole morale l'éthique de la vérité. La poésie de l'élévation et de la révélation n'est-elle pas aussi divine harmonie,  réminiscence, visitation et métamorphose de la clairvoyance originelle de l'Humanité ?                                                                                                  
Epopée de la langue vernaculaire de l' Ether de la lumière et du son, épopée du Verbe, n'est-elle pas unité de la beauté et de la vérité, et traversée du Léthé, Aletheia ?
Elle est résonance au Aleph primordial, lettre dont Dieu ne s'est pas servi pour la création du monde : cette lettre «  mise en réserve » garde le secret du monde ; elle est scellée dans les profondeurs de l'Eternel Féminin ! Elle est l'ultime recours de l'amour divin scellé dans les profondeurs de la Sophia perennis dont Eurydice tire pour Orphée l'inspiration poétique.

Aleph est la lettre-fondation de l'Amour. Elle est la fondation de toutes choses au monde, mystère de l'Avant-monde, elle est le silence et le secret de l'âme humaine que garde en son sein Eurydice : la révélation qui se produit à la fin des temps,  le sceau du sacrifice qui s'ouvre par temps d'apocalypse- dévoilement de l'Alethéia, révélation de la vérité spirituelle par où commence et s'achève le monde !
Révélation de l'Amour sous le vêtement de la beauté et l' appel à la parole poétique aimantée par l'évanouissement d'Eurydice où se reflète le vouloir de l'âme du monde .
Il s'agit  d'une sonorité en réserve, un son du silence de la nuit originelle qui s'anime dans le chant d'Orphée, dont on entend l'écho réverbéré dans l'éternité momentanée du poème. Tout est ici lié à l'Ecoute. Le son précède la vision, l'image sur l'autel du langage orphique.
Et cette sonorité originelle est celle de la voix du silence, c'est la voix même d'Eurydice qui murmure à l'oreille d'Orphée ! Alpha trouvant son Oméga dans le chant d'Orphée, les deux lettres-de l' exclamation  poétique  qui sonnent la déploration et la louange, l'émotion face à la beauté de l'univers : Alethéia de l'Amour scellée dans le Aleph et révélée dans l'Oméga !
«  Ecrire commence avec le regard d'Orphée »
nous dit Maurice Blanchot, mais c'est un regard tourné vers le passé où Orphée voit Eurydice disparue comme une fumée emportée par le vent, un regard épouvanté qui se changera en ouïe guettant l'écho céleste du silence où s'est évanouie sa Bien-Aimée !
Et si Orphée a perdu à ce moment d'impatience son Eurydice, c'est parce que s'est produite en lui une défaillance de l'Ouïe. Orphée n'a pas su demeurer à l'écoute des pas légers d'Eurydice murmurant sa présence fidèle et déjà la joie de la sortie vers la lumière du Jour ! Et désormais seule son ouïe divine recouvrée peut compenser son incapacité à percevoir par ses yeux, la présence d'Eurydice, muse recluse dans les closeries de son silence cosmique !
Poésie naît de la nuit tourmentée d'Eurydice, lumière plongée dans les ténèbres de l'Enfer,  et de son silence réverbéré en l'ouïe enchantée d'Orphée ouvrant ses lèvres d'or à la voix  de l'Absente,  la voix silencieuse qui le traverse des purs rayons de l'impossible amour .
Ouïe intérieure vibrant à jamais dans le poème orphique où les sons de la lyre ont filtré aux  persiennes de ce silence qui ressemble à la nuit où veille Eurydice, l'éternelle Bien-Aimée.  Muse tragique d' Orphée  qui par elle devient, tel que Marcel Destienne en a fait mention dans son livre «  L'écriture  d'Orphée » :  « cette  voix qui ne ressemble à aucune autre » . Car « C'est Orphée qui engendre la lyre ",  une lyre-voix qui «  jaillit comme une incantation originelle » et  « se raconte dans ses effets davantage que dans son contenu ».

En vérité, le fils d'Apollon est doué d'un corps physique-spirituel d'où est engendrée cette voix-lyre. Elle vibre par toutes les fibres de son être car Orphée est le chantre où se révèle le mystère d'univers . Son corps est un instrument de musique où la musique des sphères, le chant de l'âme du monde est réverbéré. Le corps d'Orphée est accordé au cosmos de l'amour par toutes les fibres de son cœur, le rythme de son souffle, les pulsations de son sang ...Comme si l'archet de la musique des sphères jouait sa symphonie sur les cordes de son corps, faisant vibrer celles de sa cage thoracique et les cordons de sa moelle épinière !

Orphée est le témoin auditif de présences invisibles qui se meuvent à l'entour de son être au monde comme au sein de son monde intérieur . Ainsi la résonance d'une telle harmonie sonore est-elle la jouissance de ce témoin auditif auquel les dieux donnent accès au parloir du poème qui est ouvert à la visitation de ce silence sacré dont Eurydice garde mémoire !
Parloir du poème, où prisonnier de l'absence d'Eurydice, il perçoit la voix d'or de son silence derrière la vitre embuée de leur souffle ému où coulent les nuées de leurs larmes muettes !

C'est en vérité à travers la harpe de son corps qu'Orphée se révèle comme poète inspiré par l'éther qui vibre au mystère d'Univers. Et la lyre inanimée qui repose à ses côtes est le sceau  de la présence invisible de son Eurydice ,  le signe de son inaltérable inspiration cosmique.
C'est pourquoi Achille, le Péléide, pleure en entendant le chant émouvant d'Orphée. Il pleure de joie et de stupéfaction, car « la lyre est muette ». Ce chant venu d'ailleurs résonne depuis le corps, la seule voix d'Orphée où vibre l'essence divine du mystère de l'Inspiration.
Or ce divin contenu, au pouvoir magique, nul ne l'a jamais entendu  et pourtant chacun peut croire un bref instant s'en être souvenu !.. Comme s'il écoutait aux portes de l'Âme du monde où bat depuis toujours le cœur silencieux d'Eurydice !  
Lumière instillée en la nuit obscure de l'âme, Eurydice, gardienne de haute mémoire médite   sous ses lèvres closes, le destin de l'âme du monde et la résurrection  d'Orphée sous le sceau de la beauté  Elle est l'écho éthérisé du divin amour dont est tissé le Verbe et en la rose blanche de son cœur palpite à jamais la résonance éternisée de « la parole perdue ».
                   

    

Georges de Rivas

Georges de Rivas

Georges de Rivas ("La beauté Eurydice"), dit par Silvaine Arabo

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